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Générations, (Emigrations au XX. ème siècle.)
"La Corse, Votre Hebdo" du 23 mars 2001

  CARTE BLANCHE à   Pierre Antoni

    Loin des yeux, loin du cœur ?
 Cet adage s'appliquerait paraît-il, aux simples mortels que nous sommes. La distance aidée par la fuite du temps, atténuerait les sentiments que l'on éprouve pour un être cher et les ferait tomber ensuite dans les replis de l'oubli. Ce qui serait vrai chez les humains, se justifierait-il aussi pour la terre natale, celle qui a nourri nos racines ?
Quitter la Corse une première fois, courir vers l'inconnu poussé par une quelconque obligation, c'est un déchirement que la plupart des insulaires ont sûrement éprouvé. A l'époque où le type de transports ne permettait pas des retours fréquents, un départ s'accompagnait souvent d'adieux poignants sur le quai du port. Au cours du siècle passé, quelles ont été essentiellement les motivations qui poussaient les corses à s'éloigner de leur île ?  Etait-ce le désir de rejeter les difficultés de l'existence pour s'en aller vers l'éclat des "lumières de la ville" ? Etait-ce par manque d'amour pour leur terre natale, pour oublier par l'éloignement, des us, des coutumes, des traditions archaïques et s'imprégner de cultures nouvelles ?
Pour tenter une esquisse de réponse relative à l'île des campagnes, celle des villages de l'intérieur, il faudrait considérer les deux périodes, avant et après la deuxième guerre mondiale.
Dès le début du 20eme siècle, par une certaine qualité de vie offerte et aussi par l'ouverture à l'enseignement secondaire, les villes attiraient la population de nos campagnes. En effet, les paysans des villages de montagne ne voyaient pas d'avenir pour leurs enfants dans l'exploitation de petites propriétés familiales. Quelquefois analphabètes, les parents visaient pour leurs enfants l'objectif du certificat d'études, diplôme indispensable à l'entrée dans  une carrière lucrative : «Fughjite 'ste linte, scappate da 'sse rapiniccie ò avete da purtà e valisgie di quelli chì vultaranu carchi di soldi. » L'on voyait poindre ainsi l'idée de ne pas poursuivre, du moins dans une première phase, l'exploitation des terres familiales. Parler de l'exploitation de ces terres, c'est donner une importance économique à ce qui ne pouvait être qu'une production tout juste suffisante pour la survie de la famille. Avant toute idée de procréation, le jeune homme devait rechercher un revenu de base sûr et constant. Avant la guerre de 1914, les armées coloniales virent grossir leurs rangs de jeunes corses qui s'engageaient dès l'âge de dix huit ans, en principe pour une durée de quinze ans. Les survivants à l'insalubrité de certains climats et aux guerres coloniales, qui revenaient à la fin de cette carrière, disposant d'un pécule suffisant et définitif, étaient encore d'un âge raisonnable pour fonder une famille. Ainsi, ces premiers émigrants du siècle réalisaient leur but, pérenniser la vie au village dans des conditions de confort dignes de la période industrielle qui s'ouvrait. Malgré la tragique hécatombe de la guerre de 1914-1918, la population se reconstitua ; à la veille du conflit de 1939, Salice comptait 600 habitants environ dont trois instituteurs avec une cinquantaine d'enfants scolarisés.
Pour nos pères, le village éloigné dans l'espace, ne s'était pas pour autant éloigné du cœur !

La deuxième guerre mondiale a de nouveau vidé nos villages de leurs forces vives. La plupart des jeunes gens n'ont pu revenir, pour raison de mort violente. Certains rescapés ont préféré continuer une carrière dans l'armée, puisqu'ils y étaient depuis cinq ans. D'autres, attirés par une économie renaissante et grandissante, industrie, transports, tertiaire,... se sont installés au-delà des mers, "fora". Pour ces mêmes raisons, les plus jeunes restés à la maison ont poursuivi l'exode. Ainsi, l'espace rural s'est vidé au profit des villes, en particulier de celles du continent.
Cet éloignement physique constituerait-il aussi un éloignement sentimental ?  D'emblée, nous pourrions répondre que du point de vue du cœur, nos villages ne sont pas tombés tout à fait dans l'oubli. Effectivement, au terme d'une plus longue absence que celle des émigrants de la première génération, ceux de la période que l'on pourrait qualifier de moderne, sont retournés dans leur "Mer des Sargasses". Ils y sont revenus tardivement, non pour créer une famille, c'était déjà fait, mais pour tenter d'y terminer leur existence, par attachement à la terre qui les a vus naître. Ce sentiment s'est traduit par la réhabilitation de vielles bâtisses ou la construction de nouvelles demeures.
Cela nous apporterait une autre preuve encore, pour démentir l'adage, "loin des yeux, loin du cœur", lorsqu'il s'agit de la terre natale.

Les conséquences d'une troisième phase de l'évolution de la population dans nos montagnes, sont à craindre. La disparition inéluctable des natifs, entraînera-t-elle à terme une désertification totale? Ce sentiment d'amour de la terre des anciens, pourra-t-il être transmis aux générations futures et préserver ainsi le souffle de vie que représentent nos traditions, notre langue, notre culture, ...? La distance de la ville, l'état des routes souvent défectueux, bref, la carence d'infrastructures indispensables à la vie quotidienne, feront sans doute de ces villages des lieux de résidences secondaires. Le regroupement des deux importants cantons du Cruzinu et de la Cinarca, n'a permis de conserver qu'une seule école primaire dans le chef lieu, distant d'une trentaine de kilomètres de certaines communes de l'intérieur. Sans la possibilité d'une scolarisation de proximité pour ses enfants, comment un jeune couple pourrait-il envisager de fonder une famille ?
 Il est à craindre alors, que la raison de l'éloignement ne soit plus forte que l'amour de la vie au village.

Une des recommandations de ma mère, "per fatti amà fatti bramà", infirme aussi l'adage, "loin des yeux, loin du cœur" pour les émigrés des deux périodes antérieures. En effet, avec le désir de revenir, l'éloignement faisait croître en eux le sentiment d'amour pour leur terre natale.
Pour la troisième période, qu'adviendra-t-il de ces villages de l'intérieur, dont ON parle encore souvent sans toutefois jamais y aller ? Tout désespoir n'est pas permis, quelques échéances électorales approchent et l'espérance renaît....! Alors, puisse ce vieil adage "loin des yeux, loin du cœur", ne jamais retrouver une nouvelle jeunesse.

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