CARTE BLANCHE à Pierre Antoni
Loin des yeux, loin du cœur ?
Cet adage s'appliquerait paraît-il, aux simples mortels
que nous sommes. La distance aidée par la fuite du temps,
atténuerait
les sentiments que l'on éprouve pour un être cher et les
ferait
tomber ensuite dans les replis de l'oubli. Ce qui serait vrai chez les
humains, se justifierait-il aussi pour la terre natale, celle qui a
nourri
nos racines ?
Quitter la Corse une première fois, courir vers l'inconnu
poussé
par une quelconque obligation, c'est un déchirement que la
plupart
des insulaires ont sûrement éprouvé. A
l'époque
où le type de transports ne permettait pas des retours
fréquents,
un départ s'accompagnait souvent d'adieux poignants sur le quai
du port. Au cours du siècle passé, quelles ont
été
essentiellement les motivations qui poussaient les corses à
s'éloigner
de leur île ? Etait-ce le désir de rejeter les
difficultés
de l'existence pour s'en aller vers l'éclat des "lumières
de la ville" ? Etait-ce par manque d'amour pour leur terre natale, pour
oublier par l'éloignement, des us, des coutumes, des traditions
archaïques et s'imprégner de cultures nouvelles ?
Pour tenter une esquisse de réponse relative à
l'île
des campagnes, celle des villages de l'intérieur, il faudrait
considérer
les deux périodes, avant et après la deuxième
guerre
mondiale.
Dès le début du 20eme siècle, par une certaine
qualité de vie offerte et aussi par l'ouverture à
l'enseignement
secondaire, les villes attiraient la population de nos campagnes. En
effet,
les paysans des villages de montagne ne voyaient pas d'avenir pour
leurs
enfants dans l'exploitation de petites propriétés
familiales.
Quelquefois analphabètes, les parents visaient pour leurs
enfants
l'objectif du certificat d'études, diplôme indispensable
à
l'entrée dans une carrière lucrative : «Fughjite
'ste linte, scappate da 'sse rapiniccie ò avete da purtà
e valisgie di quelli chì vultaranu carchi di soldi. »
L'on voyait poindre ainsi l'idée de ne pas poursuivre, du moins
dans une première phase, l'exploitation des terres familiales.
Parler
de l'exploitation de ces terres, c'est donner une importance
économique
à ce qui ne pouvait être qu'une production tout juste
suffisante
pour la survie de la famille. Avant toute idée de
procréation,
le jeune homme devait rechercher un revenu de base sûr et
constant.
Avant la guerre de 1914, les armées coloniales virent grossir
leurs
rangs de jeunes corses qui s'engageaient dès l'âge de dix
huit ans, en principe pour une durée de quinze ans. Les
survivants
à l'insalubrité de certains climats et aux guerres
coloniales,
qui revenaient à la fin de cette carrière, disposant d'un
pécule suffisant et définitif, étaient encore d'un
âge raisonnable pour fonder une famille. Ainsi, ces premiers
émigrants
du siècle réalisaient leur but, pérenniser la vie
au village dans des conditions de confort dignes de la période
industrielle
qui s'ouvrait. Malgré la tragique hécatombe de la guerre
de 1914-1918, la population se reconstitua ; à la veille du
conflit
de 1939, Salice comptait 600 habitants environ dont trois instituteurs
avec une cinquantaine d'enfants scolarisés.
Pour nos pères, le village éloigné dans l'espace,
ne s'était pas pour autant éloigné du cœur !
La deuxième guerre mondiale a de nouveau vidé nos
villages
de leurs forces vives. La plupart des jeunes gens n'ont pu revenir,
pour
raison de mort violente. Certains rescapés ont
préféré
continuer une carrière dans l'armée, puisqu'ils y
étaient
depuis cinq ans. D'autres, attirés par une économie
renaissante
et grandissante, industrie, transports, tertiaire,... se sont
installés
au-delà des mers, "fora". Pour ces mêmes raisons, les plus
jeunes restés à la maison ont poursuivi l'exode. Ainsi,
l'espace
rural s'est vidé au profit des villes, en particulier de celles
du continent.
Cet éloignement physique constituerait-il aussi un
éloignement
sentimental ? D'emblée, nous pourrions répondre que
du point de vue du cœur, nos villages ne sont pas tombés
tout à
fait dans l'oubli. Effectivement, au terme d'une plus longue absence
que
celle des émigrants de la première
génération,
ceux de la période que l'on pourrait qualifier de moderne, sont
retournés dans leur "Mer des Sargasses". Ils y sont revenus
tardivement,
non pour créer une famille, c'était déjà
fait,
mais pour tenter d'y terminer leur existence, par attachement à
la terre qui les a vus naître. Ce sentiment s'est traduit par la
réhabilitation de vielles bâtisses ou la construction de
nouvelles
demeures.
Cela nous apporterait une autre preuve encore, pour démentir
l'adage, "loin des yeux, loin du cœur", lorsqu'il s'agit de la
terre natale.
Les conséquences d'une troisième phase de
l'évolution
de la population dans nos montagnes, sont à craindre. La
disparition
inéluctable des natifs, entraînera-t-elle à terme
une
désertification totale? Ce sentiment d'amour de la terre des
anciens,
pourra-t-il être transmis aux générations futures
et
préserver ainsi le souffle de vie que représentent nos
traditions,
notre langue, notre culture, ...? La distance de la ville,
l'état
des routes souvent défectueux, bref, la carence
d'infrastructures
indispensables à la vie quotidienne, feront sans doute de ces
villages
des lieux de résidences secondaires. Le regroupement des deux
importants
cantons du Cruzinu et de la Cinarca, n'a permis de conserver qu'une
seule
école primaire dans le chef lieu, distant d'une trentaine de
kilomètres
de certaines communes de l'intérieur. Sans la possibilité
d'une scolarisation de proximité pour ses enfants, comment un
jeune
couple pourrait-il envisager de fonder une famille ?
Il est à craindre alors, que la raison de
l'éloignement
ne soit plus forte que l'amour de la vie au village.
Une des recommandations de ma mère, "per fatti amà
fatti bramà", infirme aussi l'adage, "loin des yeux, loin du
cœur" pour les émigrés des deux périodes
antérieures.
En effet, avec le désir de revenir, l'éloignement faisait
croître en eux le sentiment d'amour pour leur terre natale.
Pour la troisième période, qu'adviendra-t-il de ces
villages
de l'intérieur, dont ON parle encore souvent sans toutefois
jamais
y aller ? Tout désespoir n'est pas permis, quelques
échéances
électorales approchent et l'espérance renaît....!
Alors,
puisse ce vieil adage "loin des yeux, loin du cœur", ne
jamais retrouver
une nouvelle jeunesse.