Traits de Mémoire et feux de croyances. (Les Mazzeri, les revenants)
  
 
            La bataille des Mazzeri à la Bocca d'Oreccia.

[...]  Je voulais savoir, comment s’était déroulée la bataille entre mazzéri.
              – O zi’, alors... cette nuit.... la bataille... ?
    Tous les enfants, l’oreille aux aguets attendaient la suite, laissant refroidir le café dans les bols.
        – Comme chaque année à cette époque, dans la nuit du trente et un juillet au premier août, nous mesurons notre pouvoir extraordinaire à celui des mazzéri des villages de l’au-delà des monts, de Noceta à Canaglia. Moi, général Capimazzeru, j’ai posté dix grands mazzéri au col de Missicella, dix autres sur la pointe de Migliarellu et une trentaine dans la vallée fluviale.
    Lorsque l’horloge du campanile sonna minuit, j’ai levé un bâton en direction du mont Cervellu. A ce signal, tous les mazzéri faisant tournoyer leurs férules, firent se lever un vent si fort, que les mazzéri des villages d’en haut qui avaient pris forme de fumerolles, étourdis par cette tempête, se mirent à danser la manfarina
        – La manfarina ?
    Ecoutant les faits de Ziu Capimazzeru, je clignais des yeux et voyais les boîtes blanches à petits carrés rouges, alignées sur la cheminée de la plus grande à la plus petite, sautiller comme des diablotins sous la lumière fumeuse et tremblotante de la lampe à huile. Ces petits malins, avec leurs noms écrits sur la poitrine, "sucre, farine, café, chicorée, thé, poivre", faisaient une ronde à vous donner le vertige. Faisaient-ils comme cela, les esprits de l’au-delà des monts, lorsqu’ils dansaient la manfarina ?

– Sais-tu O Pé’, que notre vent marin de férules, plus vif que la tramontane soulevée par les asphodèles, a réussi à faire retourner tous les sorciers-fumerolles, jusque dans les frênes, près de la Bocca d’Oreccia. J’ai ordonné alors à mes mazzeri, de prendre la forme de fumerolles blanches et de se lancer à leur poursuite dans le lit du fleuve. Portés par notre vent marin, traversant en force les hameaux de Scanavaghjaccia, Guigliazza, Spelonca, Frassetu et Chjusa, nous arrivâmes à l’Onda sous les frênes, pour y livrer une grande bataille.
    Les ramures des arbres se tordaient en grinçant. Une branche de frêne cassée par la puissance de notre vent, tomba sur un parterre de cyclamens qui tremblaient dans un pré, parmi les avoines sauvages. Les pins torturés par les vents contraires, mugissaient comme une centaine de bovins en chaleur. Dressés vers le ciel, les asphodèles balançaient leur grappe de fleurs blanches, pendant que les aiguilles du Monte d’Oru figées, profitaient du spectacle de la grande bataille. Nuées et fumerolles soufflées par un géant, jaillissaient vers le ciel fusant entre les monts, avant de retomber le long des précipices, furieuses cascades que les pics déchiraient, puis, à nouveau vomies par la gueule d’un volcan, vertigineusement erraient en des cycles sans fin. Triturés, arbousiers et chênes lâchaient au vent hors de saison, des milliers de feuilles vertes encore. Une ondée de glands, de faines et d’arbouses tombaient, avec un fracas de grêlons. La rencontre de l’air tiède marin avec la tramontane fraîche, précipita sur les rochers des nuages enflammés, qui semblaient sortir des forges de Vulcain. Comme ceux d’une enclume, les coups de tonnerre résonnaient dix fois d’un précipice à l’autre, avant de s’en aller mourir dans un profond ravin. Aux confins du col, l’orage jeta à verse un vrai déluge. Grossi subitement, le torrent en furie roulait galets et roches, traînant des arbres morts dans un tremblement qui faisait vibrer les terres et les monts. Le monde se serait écroulé, mais la tempête à court de souffle, s’en alla enfin avec la crue du fleuve.

Après cette débâcle, la fraîche tramontane arriva renforcée. Voyant le vent marin affaibli par une longue course, j’appelai prestement, la "foce" à la rescousse. Haletante, la tramontane céda sous les deux vents contraires. Avec cette aide imprévue, la victoire semblait tourner en  notre faveur. Alors, Ziu Lampinu Capimazzeru des Monts de Canaglia, prenant pour un instant forme  humaine, leva vers le ciel deux asphodèles en croix, et dit :
« L’aube, voici l’aube ! Cessons le combat ! »
    Subitement, la tramontane s’arrêta de souffler. Moi, Capimazzeru du Ponte Biancu, j’ai compris alors que la victoire était bien nôtre. Un peu avant la naissance de l’aube, sous forme de fumerolles blanches nous montâmes tous vers le col d’Oreccia. Là, un grand feu fut allumé avec férules et asphodèles, armes des combattants. La bataille de cette année, montra encore une fois, le pouvoir des mazzéri qui peuvent se déplacer des montagnes aux vallées, faisant mouvoir nuages, vents et tempêtes, cela pour la prospérité de l’élevage et des cultures de l’année.
    Le matin des calendes d’août, avant le lever du soleil, si tu te places à la limite du champ de Teti près de la route de Lopigna, tu verras O Pé’, derrière la Bocca d’Oreccia, apparaître puis grandir une faible lueur qui finit par embraser l’horizon, devant lequel le Monte d’Oru dresse la majestueuse silhouette d’un  grand lion couché. Il s’agit de notre feu de férules et d’asphodèles, qui jette cette lueur. Après un court moment, le soleil jaillit juste dans l’encoche de la Bocca, inondant de ses rayons d’or, la vallée de Pastricciola à Lopigna, jusqu’à l’embouchure du Liamone.

L’an passé, le trente et un juillet, la victoire revint à Ziu Lampinu. La tramontane activée par une mazzerarìa bien armée, plus puissante que notre vent marin, nous mit en déroute vers l’aval. Sautant par dessus le Ponte Biancu, nous avons trébuché à Téti, avant de fuir par Truggia et finir la débandade en Liamone.
    Allumé en fin de nuit dans les champs de Sagone, le feu de férules et d’asphodèles brûla jusqu’au soir du premier août. Alors, du golfe de Portu à Capu di Fenu, l’horizon embrasé par le rougeoiement de la braise, fit monter dans les strates des nuages, une palette de couleurs qui s’irisaient du sanguin à l’orange jusqu'à l’argent, pour s’évanouir en une blancheur qui, peu à peu s’assombrissait. Les rouges calanques de Piana ornées de maquis vert, se miraient avec superbe dans l’eau bleue ondulant sous le vent marin, contrarié par la tramontane. Là-haut, le Monte d’Oru faisait encore valoir, la renommée de son nom. Devant le miracle de cette beauté, notre défaite était devenue victoire, victoire de tous.
            – O zi’, quelle belle bataille, j’aurais bien voulu y être !
            – Pour un tel "barouf" de nuit, il faut être mazzeru, tu es encore trop jeune pour cela.
            – O zi’ Capimazzé’, pourquoi en cette nuit des calendes d’août vous, mazzéri, partez du village ?
          – Depuis les temps les plus reculés, en cette nuit du trente et un juillet, le village de Salice ne nous laisse pas en paix. A l’heure où le soleil plonge derrière Turratoghju, chaque famille allume un feu devant le pas de sa porte.
          – Le feu des mazzéri !
        – Ce feu O Pé’, nous fait fuir, nous autres mazzéri. Les vieux placent des outils tranchants et des couteaux pointus, derrière chaque issue de leur maison. De plus, vous les enfants, vous faites un tintamarre qui transmet en nous, des vibrations néfastes.
        – Nous faisons la fête O zi’ ! Nous  frappons sur vieilles boîtes et vieux bidons, nous chantons des chants de victoire et crions à tue-tête, dans les ruelles du village. Des coups de fusil en l’air, nous saluent au passage. Nous faisons grand bruit, jusqu’aux douze coups de minuit. Nous savons alors que le pouvoir des mazzéri, sera maîtrisé jusqu'à l’année suivante.
        – Tu sais bien des choses O Pé’ ! Notre pouvoir est toujours le même, ni moindre ni plus grand. Je te l’ai déjà dit, nous mazzéri, nous ne faisons que transmettre les avis de Celui d’en-Haut.
        – Est-ce que revenants et mazzéri seraient de même nature ?
        – Non mon enfant ! Les mazzéri sont esprits des vivants, les revenants sont âmes des morts. Pendant qu’un mazzeru dort, son esprit s’en va guetter ceux pour lesquels, le sort déjà écrit arrive à un changement.
         – Un changement pour le bien ?
        – Il s’agit toujours d’un changement pour le mal. C’est pour cela que nous mazzéri, avons mauvaise réputation. Cependant, nous ne faisons que réaliser la prédiction du destin. Ecoute, il y a deux semaines, alors que j’étais en embuscade dans une ruelle....
         – Certaines ruelles et les ruisseaux sont des lieux fréquentés par les mazzéri, O zi’ ?
        – Les chemins creux au fond des villages, les ponts, les passages de ruisseaux sont nos postes de guet. Donc, il y a deux semaines, alors que j’étais en embuscade dans la ruelle qui conduit à la Bughja, j’ai vu apparaître trois vaches et un jeune taureau. Ces animaux se dirigeaient vers le gué du ruisseau, près du moulin en ruines. Les sabots du taureau semblaient ne pas toucher terre. Je me suis tout de suite rendu compte que si les trois vaches étaient bien réelles, en chair et en os, le taureau ne pouvait être qu’un esprit se cachant dans la peau d’un animal. Lorsque j’ai levé le bâton, le taurillon à voulu fuir, mais le coup sec porté entre ses cornes, le laissa raide mort. Prenant sa tête entre mes mains, j’ai aussitôt reconnu le visage d’un vieux du village.

 Veux-tu la preuve qu’il s’agissait bien d’un esprit ?
    Dans l’instant qui suivit, le corps du taurillon s’évapora en nuée. Ziu Mintone mourut trois jours plus tard d’une douleur dans la tête. D’après le médecin, la mort aurait été due à une tumeur maligne....
        – O zì’ Capimazzé’, Ziu Pitrucciu boite lorsqu’il revient de la vallée, bien fatigué à la suite d’une journée de labour dans les champs des Bracciali. Après s’être appuyé doucement sur la jambe gauche, son corps projeté en avant, portant tout son poids sur le pied droit, prend dans un mouvement, la cadence d’un balancier. C’est sans doute un mazzéru qui l’aura estropié ainsi ?
    Ziu Pitrucciu est un brave homme. Bien que fatigué, il s’arrête parfois chez nous. Après un café arrosé à l’eau-de-vie, qui diffuse dans l’atmosphère un parfum d’après-repas de jour de fête, le cousin de papa prend dans sa bouche une chique "d’herbe de tabac".[3] Ses discours disent sans cesse, tous les efforts nécessaires à la subsistance de la famille. « Dans les champs des Bracciali si difficiles d’accès, le "cunceghju", soc en bois avec un seul manche, rompt la terre sans toutefois la retourner ; son utilisation exige force et tracas ».
    Avant de s’en aller, Ziu Pitrucciu bourre sa pipe recourbée, après avoir haché à l’aide de ciseaux à bouts arrondis, deux feuilles de tabac serrées dans sa main gauche. Une braise saisie par ses doigts rugueux, allume le tabac qui dégage une odeur âcre.
        – Savez-vous O zì’ Capimazzé’, que dans l’air frais du maquis, il est possible de suivre Ziu Pitrucciu à la trace laissée par l’odeur de sa pipe. Mais pourquoi un mazzéru l’aurait frappé à le rendre boiteux ?
        – Il ne s’agit pas du résultat de l’action d’un mazzéru, mais des séquelles d’une vie de dur labeur.

Qu’en est-il de vous enfants, lorsque le soir de la saint André, la musette en bandoulière vous allez de maison en maison ? Déguisés, la tête cachée sous un capuchon, personne ne peut vous reconnaître, surtout lorsque vous chantonnez d’une voix nasillarde :

Ce soir à la Saint André,
        Nous aurions voulu entrer,
        A défaut de bons gâteaux,
        Donnez-nous des marrons chauds,
        De l’eau fraîche et des noix,
        Qu’on ne reste pas sans voix.

Pendant ce temps, nous autres mazzéri sommes avec vous, et discrètement, nous assurons votre protection. Dehors la nuit, les enfants sont exposés aux mauvaises intentions de certains esprits. Il en a été ainsi un de ces soirs derniers, alors qu’un cochon noir vous attendait dans la ruelle du chêne, tout en s’aiguisant les crocs. Je lui ai asséné une bastonnade qui le fit fuir en traînant la patte. Le jour suivant, Ziu Castinacciu se cassa une jambe en tombant du haut de l’escalier de sa maison.
        – Merci infiniment O zi’ Capimazzé’ ! Vous sortez ainsi toutes les nuits ?
        – Non  seulement nous nous déplaçons la nuit, mais aussi le jour.
        – Le jour !
        – Oui, sur le coup de midi, mais uniquement si nous sommes appelés.
        – Pourquoi en parlant de vous, vous employez toujours le pluriel ?
        – Nous ne sommes jamais seuls nous autres esprits, mais toujours en groupe.

Tous les enfants ensemble :
            – O Zi’, une autre histoire !
    Avec une voix tonitruante qui semblait sortir d’un monde irréel, Ziu Francescu Maria nous fit comprendre qu’avec ces choses sérieuses, l’on ne plaisante pas.
        – Mes paroles ne sont pas des histoires mes petits, ce sont des actions. Dans chaque village, il y a toujours quelqu’un qui est mazzeru. Toutes les nuits nous rôdons dans les parages, dans l’attente des avis de Celui d’en Haut. Le matin avant l’aube, notre esprit doit revenir, pour reconstituer le corps avec son âme.
        – Un mazzeru serait devin, O zi’ ?
        – Un mazzeru sait grâce à son esprit, ou même par le rêve, ce qu’il adviendra de quelqu’un. J’ai annoncé avec trois jours d’avance le décès de Ziu Mintone. Connais-tu Sippone, le berger qui ne sait ni lire ni écrire, mais qui sait effectuer de tête les calculs les plus savants ? Sippone est mon capimazzeru adjoint. Il a annoncé un jour à un homme d’une maison voisine, qu’il aurait un bras enveloppé par des bandelettes. A quelque temps de là, Achile  père de famille qui fendait un tronc de chêne, reçut violemment un coin en fer dans le pliure du bras. Pour étancher le sang, il  fallut lui bander le bras, avant de le transporter à l’hôpital.
    Une autre fois, Sippone prévint : « ici, sur la place de mes proches parents, il y aura bientôt des cris et des pleurs ». Son neveu fut frappé de mort violente. Sippone voyait en rêve les changements prévus par le destin.
    Il existe des mazzéri frappeurs, mais aussi ceux qui font des rêves prémonitoires. Qu’est-ce que vous en dites les enfants, de ces paroles qui prédisent les actions ?
            – Umbeh ! Il n’y a rien à ajouter !
         – Au revoir les enfants, il faut que j’aille faire mes affaires. Aujourd’hui c’est le tour prévu pour l’arrosage de mon jardin. A cette heure matinale, l’eau du ruisseau est encore claire, mais au moment de la propreté des chambres, sur son parcours on y  jette quelque contenu de pot. Alors, laissez-moi y aller avant la "chlinguée".
    La nuit prochaine il y aura sans doute, barouf dans les précipices de Traboccu ?

Beaucoup de temps s’est écoulé, depuis lors !
        – Qu’est devenu notre Capimazzeru, Virgìnia ?
    Cadette de la famille, Virgìnia, qui était demeurée au village, nous conta la fin de Ziu Francescu Maria:

– Un soir du trente et un juillet, notre Capimazzeru du Ponte Biancu s’en alla comme tous les ans pour la bataille de la Bocca d’Oreccia. Dans le village de Salice, les flammes de cent feux de mazzéri jetaient fumées et lueurs jusqu’aux Monti di l’Ape. Le fracas du charivari se propageait des sommets aux ravins. Un nuage noir hors de saison recouvrait le Monte d’Oru ; dans la Bocca d’Oreccia, ne soufflait ni vent marin, ni tramontane. Les frênes, les pins, les asphodèles, les cyclamens, tous immobiles, attendaient une issue à ce pesant silence, une issue qui ne pouvait être que dramatique.
    Après un coup de tonnerre qui fit trembler la montagne, un déluge d’eau et de grêle s’abattit dans le lit du torrent illuminé par des éclairs, dans un épouvantable fracas de mille forges en action. Cette fois-ci, la bataille entre les capimazzéri du Ponte Biancu et du Monte à Canaglia se serait déroulée sans pitié.

Cette année-là, à l’aube des calendes d’août, seule une pâle lueur irradiait la Bocca d’Oreccia ?
        – Pourquoi ?
        – Pourquoi ! Jugez vous-mêmes :
    En cette nuit du trente et un juillet, calendes d’août, nuit des mazzéri à Salice, l’esprit de Ziu Francescu Maria s’en alla réellement cette fois-ci, sans retour, laissant dans son lit son corps abandonné, sans vie. Ainsi, la nuit des calendes d’août, nuit des feux de mazzéri, selon le changement prévu dans son destin, l’esprit de notre Capimazzeru devint... revenant.
Reposez en paix, O zi’ Capimazzeru ! ! !

[....]



          Les  Revenants.

Le capimazzeru du Ponte Biancu disait que les revenants seraient les âmes des morts qui se manifestent par le bruit ou une apparition, et dans tous les cas, sèment peur et épouvante. Une satisfaction, un mécontentement, ou encore, l’annonce de la réalisation d’un destin, semblent provoquer ces manifestations. On peut même en avoir peur, sans qu’il y ait de démonstration de leur part. On ne rapportera ici que des témoignages, et l’on restera entre doute et conviction.

Enfant, il me plaisait de dire que je n’avais  peur, ni des revenants ni des mazzéri. Un soir sans clarté lunaire, mon frère me mit à l’épreuve :

– Puisque tu n’as peur de rien, irais-tu la nuit jusqu’au bout de la ruelle, tout seul ?

– Oui !

– Alors faisons un pari. Tu as bien une petite boîte dans ta poche, avec un billet de cent francs ?

Ghjuvanni avait connaissance de  ma petite fortune ; la convoitait-il ?

–  Si tu laisses cette preuve à l’endroit désigné, nous retournerons ensemble sur les lieux pour vérifier la réalisation de cette prouesse, et je te remettrai le double de la mise. Dans le cas contraire je garderai le tout.

Sûr de gagner un autre billet, je répondis :

– D’accord !

La nuit est bien noire. Vers dix heures, avec le billet de cent francs dans ma petite boîte en poche, je me suis mis en route à tâtons. Dans la ruelle déserte, je sentais les esprits me souffler aux oreilles. Est-ce un revenant ami ou une bruyère douce, qui me caresse tendrement le visage ? Le linge sur un séchoir dans le jardin, chemises blanches et pantalons gesticulaient au vent, faisant des grimaces d’âmes en purgatoire. Le ciel traînait une procession de géants noirs, grimés de gris et de taches blanches. De temps en temps, la lune apparaissait à travers ce cortège, et jetait un pâle rayon sur le paysage, faisant des cyprès de la chapelle, quatre moines aux capuchons démesurés.

« Mon Dieu, que sont ces pleurs dans le haut du village, on dirait les cris d’une femme ? »

« Quelle frayeur ! »

De plus, au même moment, une recommandation de ma mère me vint à l’esprit :

– Il ne faut jamais faire de paris stupides, mon enfant ! Un soir au cours d’une veillée, Pierrette qui se vantait de n’avoir jamais peur, fit le pari de se rendre dans le cimetière, la nuit tombée, planter le fuseau de sa grand-mère, dans la terre fraîchement remuée d’une tombe récente. Après un long moment, las d’attendre son retour, les parieurs imaginèrent que la jeune fille avait changé d’avis, et préféré rentrer chez ses parents. Cependant, connaissant le caractère courageux de leur camarade, les joueurs se rendirent au cimetière et trouvèrent Pierrette, accroupie, figée, morte sur la tombe, sa longue robe retenue par le fuseau enfoncé dans la terre. Se sentant tirée et retenue sur la tombe, Pierrette était certainement morte de frayeur.

Quel drame !

Quant à moi, sur les lieux au bout de la ruelle, tremblant au moindre bruit comme une feuille de cerisier à la brise du soir, je me suis dit :  « Laisser ici un billet de cent francs..., la petite boîte sera suffisante pour témoigner de ma prouesse. »

Je pris le chemin du retour mais, lorsque le danger est derrière, le froid de la peur se ressent dans le dos. Dix mains glacées me saisissaient par la taille, par les bras, par les épaules, par la tête, par les pieds ; je ne pouvais plus courir.

Arrivé à la maison, pâle malgré la rapidité des palpitations de mon cœur, je m’attendais à recevoir des félicitations avant d’encaisser un deuxième billet, tandis que Ghjuvanni me jeta à la figure :

– Maintenant je ne joue plus !

Tremblant encore, mais fier de mon exploit :

– Pourquoi O Ghjuvà’ ? Tu sais bien ce que l’on dit chez nous, « ce qui est craché ne se lèche plus ! »

– Bien sûr, mais Ghjuliu au retour de sa promenade sur la route, a entendu dire que Zia Mèga vient de mourir.

– Quoi ? Avec un mort dans le village, ta mise devrait être triplée !

– Tu le sais bien, un mort dans le village empêche toute sortie de nuit aux enfants ; son âme doit rôder dans les ruelles avant de rejoindre les autres, pour subir le jugement dernier.

– Dans ce cas, je me garde bien d’y retourner, même en ta compagnie. Donc nous sommes quittes, mais au bout de la "stretta", je peux t’assurer que j’y suis allé.

Heureusement, mes sous étaient en sécurité dans ma poche. Le lendemain, je retrouvai ma petite boîte, utilisée aussi pour y cacher quelques cigarettes "JOB", écrasée par les sabots d’un âne en liberté.

 

Un revenant peut se manifester pour exprimer sa satisfaction. Absente depuis longtemps à cause de la guerre, Ghjasippina était revenue dans la maison de son grand-père, décédé depuis une quinzaine d’années. Au cœur de la nuit, le lit secoué vigoureusement mais en douceur, réveilla la jeune fille. Au même instant, sa tante qui partageait la même chambre s’exclama  :

« Quel est ce bruit ? »

Sans éprouver la moindre peur, Ghjasippina sentait une présence amie à côté d’elle :

« Je me sentais sereine, enchantée, alors que le lit me berçait tout doucement. Qui pouvait me transmettre ce plaisir de me retrouver dans cette maison ? Je me rendormis, avec un profond sentiment de béatitude. »

Le lendemain, en se rendant à la salle à manger pour le petit déjeuner, Ghjasippina entendit sa tante raconter ce qu’elle avait entendu, pendant que la mère de la jeune fille disait à mi-voix :

« Chut ! chut ! Que Ghjasippina, ne prenne pas peur ! »

Il s’agissait sans doute du grand-père qui  se manifestait ainsi dans sa maison.

Une dizaine d’années plus tard, Ghjasippina arriva dans la maison du grand-père avec son mari, et leurs deux enfants en bas âge. Après un séjour d’une semaine, la petite famille devait aller occuper leur nouvelle maison. Dans la nuit, un violent coup porté sur le plancher du grenier, juste au-dessus du lit, "comme avec une pierre pointue", réveilla les deux parents. A l’écoute, retenant sa respiration, apeuré, le couple attendait silencieusement, espérant qu’il s’agirait d’un rat qui a fait tomber une brique.

Nulle course de souris ni vibration de plancher ne troublèrent le silence, lorsque le grincement d’une poignée que l’on tourne lentement se fit entendre à la porte de la chambre, suivi de la triste plainte des gonds que l’on fait tourner aussi, lentement. Seul le souffle d’un vent léger à travers les volets, haletait dans l’obscurité de la chambre. Effrayée, les cheveux dressés, avec une voix qu’elle ne se connaissait pas, à la fois forte, de défense et d’attaque, Ghjasippina récita l’invocation qu’il convenait de dire :

– Revenant, "j’échange" ma vie, ma santé et celle des miens, contre l’existence d'une chèvre du troupeau de mon père.

Ce fut une nuit blanche et silencieuse, pour les parents. Le lendemain, la porte de la chambre était toujours fermée ; dans le grenier, rien qui pût expliquer la raison de leur frayeur.

Ce revenant aurait manifesté son mécontentement, de voir la petite-fille quitter définitivement la maison.

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