I - Résurgences
La semaine dernière,
j'ai fait la connaissance de Saveriu et de son épouse Fiordalice,
au détour de la cote E138 A5... à l'improviste d'ailleurs,
tant j'avais renoncé à les chercher, après des semaines
d'errance entre actes notariés, état civil et registres paroissiaux.
Les rencontres les plus belles ne surviennent elles pas lorsque l'on n'attend
plus rien ? Des amis ? Bien plus sans doute ! Dès cette rencontre,
tout changea pour moi, l'espace et le temps, les lieux de mes racines,
jusqu'à mon être même.
J'étais assis dans l'accueillante pénombre
des Archives Départementales d'Ajaccio ; par la fenêtre, les
tours des Salines offraient à l'incandescence torréfiante
d'Août leurs arêtes d'acier et de béton ; la sueur me
brûlait les yeux, quand soudain, au bas d'un registre, sur la page
pelucheuse prête à partir en poudre... des noms, des lieux-dits,
des dates : "Il vinti frimario, Anno settimo della Republica Una e Indivisibile,
Pietro ha presentato un fanciullo... suo nome Giuseppo Antonio...... Saverio
testimone di eta settanta quattro...". Je suis pris, je m'engouffre
! C'est bien lui Pietro, le père de mon trisaïeul, né
vers 1757. Paoli siégeait alors au Palazzu Naziunale... Saverio
suo padre est présent, en qualité de témoin... 74
ans... il est donc né vers 1720... la Régence à Paris
! La Corse sous le fer génois... ! Les mêmes prénoms
se présentent, éternel retour de Pierre, Xavier, Antoine,
rotation ininterrompue qui unit de siècle en siècle les descendants
aux ancêtres. La continuité des lieux s'inscrit, elle aussi,
en filigrane : "sua moglia Fiordalice ha partorito nella sua casa situata
nel poggio detto Casanova, communa di Salice." Je l'imagine sans peine
deux siècles auparavant, ce seuil de la Casanova d'où, enfant,
je bondissais par dessus le strittellu, au risque de me rompre le cou,
jusque sur le perron de l'église. Quant aux repères
temporels donnés par le registre, ils me rendent contemporain de
cette naissance du 15 Décembre 1798, "ott'ore e mezzo",...
je la vois cette pâle lueur d'une aube de l'Avent ; elle rasait les
gouffres de la Punta Migliarellu et devait s'en aller baigner les orgues
minérales de l'Agulaghja.
C'est une compression,
une abolition du temps qu'il m'est donné de vivre ; vertige de se
sentir palpitant dans l'étouffante fournaise de ce jour d'été,
et pourtant tissé, dans toutes les fibres de ma chair, par cette
cohorte de morts. Si un seul de ces milliers d'inconnus n'avait rencontré
tel jour à telle heure, il y a 150 ou 300 ans sa Fiordalice, son
Giulio Stefano, je ne marcherais pas aujourd'hui, tiré du néant,
sur la terre des vivants.
Le généticien
dira que tout bébé à sa naissance est vieux comme
le monde, car il porte en lui, brassé dans le tourbillon des siècles,
l'héritage des innombrables générations dont il est
l'aboutissement. A cet égard, la douleur liée à l'exil
s'apaise ; il n'est plus de déchirure entre la Corse et moi. Où
que je vive, je la porte en moi, l'île verte et calcinée;
j'en suis un fragment éclaté, pétri plus encore que
la terre du Cruzinu, de la chair, du sang et des os, des angoisses, des
fureurs et des élans di quell'antichi.
Au-dessus de moi, les cristaux
liquides de l'horloge annoncent que les Archives vont bientôt fermer.
Dix minutes encore pour cheminer dans la cendre chaude. Au fil de la lecture,
une mosaïque d'événements s'assemble peu à
peu, et ce monde enfoui jaillit à nouveau en pleine lumière,....
une épidémie de petite vérole décime les enfants
en 1871,... un marchand d'huile venu de Muro en Balagne est tué
d'un coup de feu en Août 1838,... Jean Antoine, né en 1792
épouse à 46 ans une fille de 18 ans sa cadette. Il devait
être de la classe 1812 ; après les campagnes de
Russie et de Saxe, les batailles de Bautzen, Lützen et Leipzig, Waterloo
peut-être... jusque sous les murs d'Alger en 1830, il revient au
village pour procréer avant de mourir presque aussitôt, en
1841. Quelques feuillets plus haut, on évoque un mariage célébré
en Décembre 1830 dans la demeure même de l'époux, trop
gravement malade pour se déplacer à la maison commune,...
un accès de malaria ou un contentieux politique avec le maire du
moment ? En parlant de litige ! cette plainte du "Conseil de fabrique"
émise en Février 1835 contre un paroissien de Salice trop
fervent ; régulièrement, il forçait la porte de l'église
pour courir à l'autel, "abbeverarsi à l'olio del Santo
Sacramento". Voulait-il se sanctifier avec l'huile de la veilleuse
ou simplement amollir un pain qui lui déchirait par trop les gencives
?
L'écriture des officiers
d'État civil restitue, elle aussi, toute la diversité des
caractères. On y voit les minutieux, les expéditifs voire
les excédés, ceux qui hachent la feuille, la strient rageusement,
ceux qui la caressent avec amour et forment des lettres d'écolier
studieux. Le toscan perdure jusqu'aux années 1840, cède sporadiquement
au français dès 1848, pour s'effacer définitivement
sous le second Empire.
Demain, je remonterai au
village et suivrai le sentier de Santu Stasgiu, cette ornière taillée
dans le tuf. En contrebas : un gouffre mal dissimulé par un dais
de ronces ; invisible, au fond, halète le ruisseau de la Noce. En
surplomb : des dômes, des crânes, des sphères de granit
amoncelés en chaos, enserrées par les racines des yeuses,
qui se crispent comme des griffes, se vrillent sur elles mêmes,
se coulent entre les blocs pour jaillir au milieu du sentier en lanières
reptiliennes. Un vent venu de nulle part se lève, la frondaison
des lecce crépite puis se met à gronder, le souffle s'épuise
enfin en une haleine ténue. ... Ils sont là, tapis entre
les roches. Soudain, l'ombre mouvante se peuple de visages,... je les vois,
ils se dressent au long de cette coulée de pierres, chemin de toutes
les invasions, de tous les départs sans retour vers les guerres
lointaines. Je la vois Maria Cinarchesa, morte en couches à 15 ans
au printemps 1806, et cet officier cosaque de l'Armée Blanche accueilli
à Salice en 1922 après la défaite du général
Wrangel face aux bataillons de Trotski ; il devise sous les chênes
avec son compagnon de débâcle, le peintre Choupic***. L'artiste
exilé lui confie son désir de repeindre la voûte de
l'église et d'y reproduire à l'identique, l'Assomption de
Murillo... Je le vois aussi, ce colporteur ligure que les bergers de Cagnula
ont hébergé. Il redescend vers le fleuve, après avoir
échappé aux gardes du Civile Governatore génois. Son
crime ? Il a entretenu commerce avec les pirates barbaresques, sans aussitôt
se présenter au magistrat de la santé. Cette omission peut
lui valoir cinq années de galères, car la peste rôde
toujours en ces années 1710.
Tandis que je m'apprête
à refermer tables décennales et manuscrits, un éclair
jaune traverse les vitres, un vrombissement gras déchire le silence.
Le ventre au ras des crêtes d'immeubles, un Canadair vient de plonger
entre l'Amirauté et la base d'Aspretto. Suis-je encore de ce monde
? Oui sans doute, mais je ne suis plus seul en moi-même, je deviens
multiple. Elle m'habite cette communauté ramifiée à
travers les âges, secrètement greffée sur la Méditerranée
entière et bien au-delà. L'universalité ne se conquiert
pas dans l'élaboration de systèmes idéologiques ni
dans la fondation d'institutions mondiales. Elle se rejoint d'abord au
cœur de l'humus des siècles que chacun porte en soi.
*** Choupic,
peintre russe sollicité pour l'église latine de Carghjese,
a également réalisé les fresques de l'église
de Salice. Sa signature est apposée au-dessus du porche d'entrée,
à la date de 1929. Il s'inspire des maîtres baroques du XVIIe
siècle
: une réplique de l'Assomption de Murillo et une descente de Croix
surplombent la nef. Les quatre évangélistes et une figure
de Dieu le Père trônent en gloire au-dessus du transept.
Russe "blanc", Choupic est engagé dans l'armée du baron Wrangel
sur le front de l'Ukraine, face aux bolcheviques. La contre offensive victorieuse
de ces derniers en 1921, le conduira à s'embarquer à bord
du navire français "Riom" avec des centaines d'autres soldats tsaristes
réfugiés. Tous débarqueront à Ajaccio en 1922;
ils seront bien assimilés à la population corse; deux d'entre
eux feront souche à Salice.
II
-
Etat des familles à Salice en 1726. (Archives
Départementales-Corse du Sud)
Lista del stato dell'anime del Salice. La Chiesa di Sant'Eustachio.
Famiglie
:
19
Preti :
Il Chierico Gio Battã
Gio Andrea di
Paolo
2 (Sans doute branche des Paoli)
Chierichi in
Sacris
n
Chierici in Minoribus
: Nunzio di Pier Gio 1
Frati e
Regolari
n
Maschi d'ogni
eta
50
Femine d'ogni
eta
55
Assi alla communione
(communiants)
55
Non
assi
(non communiants) 50
Meretrici
(prostituées)
n
Concubinarij
n
Tutti
inseme
105
Extrait du Stato dell'Anime -1735- (Maisonnée)
Antone figlio di
Clemente
63 anni
Cecilia figlia di Giovanni di Guagno- (sposa d'Antone) 40 anni
Saverio figlio
(Saviriolu)
10 anni ( Patriarche des Antoni "di Saviriolu" de la Casa Nova)
Maria
figlia
15 anni
Mattea
figlia
6 anni
Giovanna
figlia
3 anni
Matalena
figlia
1 annu
Autre Maisonnée (Sans doute des parents proches des précédents)
Padivantonio figlio di Carlo
Maria
70 anni
Gianni Francesco
figlio
25 anni
Vettoria figlia di Gio Paolo (sposa di Gianni francesco) 20
anni
Lunetta figlia di
Padivantonio
29 anni
Giulia
figlia
15 anni
Maisonnée Pinelli de Salice
Pasquale figlio
d'Andrea
36 anni
Chilara figlia di Giovanni di Guagno (épouse du précédent)42
anni
Antoniotto
figlio
13 anni (ancêtre di I Maraburi de zia Maria Rosa)
Carlo
Francesco
figlio
6 anni
La loi du Concile de Trente (1545-1563) interdit les mariages dits "impurs" ou encore "incestueux" ou tout simplement consanguins.
Le degré de parenté ne pouvait être inférieur à "cousins de 5ème rang". Dans le cas contraire, il fallait formuler une demande de dispense. Dans tous les cas un témoignage généalogique de degré de parenté entre les futurs époux était exigé.
Ci-dessous un certificat visant à obtenir une dispense de "consanguinité" entre deux cousins de quatrième degré. Le témoin est Antone figlio di Clémente, père de Saverio (u Saviriolu). (Traduction du document des Archives Départementales 2A)
1734 le 12 mai à Salice, comparaissent Antonio fils de Clémente et Ignace de Luzio (père de Martino et patriarche de l'autre branche des Antoni de Salice). Ils certifient que Gio Francesco figlio di Padivantone de Salice et Vittoria figlia de Giovanni sont au quatrième niveau de consanguinité et désirent obtenir la dispense pour leur mariage, selon la forme du Sacré Concile de Trente et du rituel Romain.
Paolo stipile (racine ou sterpa)
Gio Paolo figlio di Paolo - Andrea figlia
di
Paolo
(Frère soeur)
Paolo figlio di Paolo
- Carlo Maria figlio di Andrea
(cousins germains, cucini carnali)
Giovanni figlio di Paolo - Padivantonio
figlio di Carlo Maria (cousins de troisième degré,
cucin' di terzu)
Vittoria figlia di Giovanni - Gio Francescu
figlio di Padivantone ( cousins de quatrième degré- demandeurs
de dispense pour leur mariage)
si che sono in quarto grado di consanguinita. Signé (en partie illisible) Anto /Leca Cancellieri furanio
III- Arbre généalogique des Antoni du "Saviriolu". (En construction)
IV- Ascendance Angèle-Marie Paoli épouse Pierre Antoni. (en construction)