Une récréation à l'école primaire de Salice dans les années 1930/40
                La Corse, votre hebdo du 13 sept. 2002
                          CARTE BLANCHE à     Pierre Antoni

                    Notre récréation

    Quel enfant du village n'a entendu cette comparaison ? « Pari tuttu un Paciaghju ! »  ( Tu as l'air d'un Diseur de Paix ! )   Ce personnage mystérieux du passé devait être à notre image, peu soigneux de ses vêtements. Dans l'ardeur des jeux qui était la nôtre, comment se soucier du chandail tricoté par la grand-mère ou du fond de culotte, trois fois rapiécé par la grande sœur. Désigné au hasard, "bandit" ou "gendarme, pouvait-on se rappeler les recommandations de la maman ? « Fais attention à ne pas déchirer une nouvelle fois tes habits ! Surtout ne t'attarde pas dans le mûrier de zia Maria, pour entrer en classe tout barbouillé de jus, le tablier tâché ! »
Pendant la récréation, le maquis du Stibire, fourré luxuriant de cistes, bruyères, arbousiers, chênes verts... qui surplombait la cour non clôturée de l'école, devenait le labyrinthe du mystère, le refuge impénétrable des bandits.
    Les constructions du village, même les plus importantes comme le groupe scolaire, ne disposaient pas de ce que l'on a coutume d'appeler, commodités. Pourtant, la maîtresse menaçait les plus turbulents, de les enfermer dans le cabinet noir ; ce local tant redouté, était-il un cabinet d'aisance? Un jour, la curiosité nous y fit découvrir une demi-douzaine de fusils de guerre, rangés là par de vrais gendarmes après avoir pourchassé de vrais bandits.
    Dès la sortie, le premier souci était de se scinder en deux groupes, les filles d'un côté, les garçons de l'autre, afin de s'en aller dans la nature satisfaire à des besoins strictement personnels et parfois urgents. Il  est vrai que certains, et  souvent les mêmes, avaient déjà pris leurs dispositions pendant le cours : « madame, j'ai besoin de sortir ! » Des envies subites et non discutables, les sauvaient d'une interrogation possible et d'une sanction certaine.
    Un sentier parallèle à la route, furetant parmi la végétation, dirigeait les filles vers un tombeau au dôme insolite, surplombant de modestes tombes, disséminées au hasard du morcellement des propriétés privées. Jouxtant ce cimetière improvisé et désordonné, un vaste enclos communal aux grillages rouillés, attendait vainement une première inhumation. Ainsi ignoré, ce lieu évoquait-il aux yeux des villageois, l'hospice pour les déshérités ou bien les fosses communes du passé ?
    Les garçons, nous accédions à une excavation remplie des eaux de la dernière pluie. Cette mare dérisoire frissonnant sous la moindre brise, pour nous "u mare", la mer, était aussi le lieu des délibérations conduisant à l'organisation des jeux. Celui de "bandit-gendarme" débutait selon un rite invariable. Avec gravité, le meneur de jeux donnait sur notre bras tendu des coups saccadés, du poignet à l'épaule, en répétant alternativement, bandit, gendarme. Le dernier mot prononcé fixait chacun dans son rôle.
    Ce jour-là du mois de Mai, le sort avait jeté Artilius dans le camp des "bandits". Le long du sentier qui le conduisait au plus profond des fourrés, pendant la minute de trêve accordée par les "gendarmes", les arbousiers lui tendaient leurs grappes de campanules blanches, la bruyère frôlée soufflait vers l'azur de petites bouffées de pollen. Des bourdons, indifférents à sa présence, s'affairaient au creux de la fleur mauve des cistes poisseux. Il était sûr du caractère inoffensif des femelles, "caghjarelle", reconnues à leur liseré jaune en sautoir ; que de fois Artilius en a-t-il enfermées dans une boîte d'allumettes, pour les lâcher à l'improviste sous le nez des filles épouvantées ! Mais que penser des bourdons mâles, qui heurtaient parfois son visage ?
    Déjà la voix de Basile, "gendarme", annonce la battue aux "bandits" : « à campu ! à campu ! » Artilius doit vite disparaître dans une bonne cache. Ce bosquet de genêts piquants serait préférable à cette touffe de bruyères... La légende ne dit-elle pas, que ces dernières ne savent pas garder de secret ? Comment pourrait-il éviter de piétiner par mégarde, l'une des nombreuses tombes envahies par le maquis touffu ? La course du "bandit" est brusquement interrompue par un obstacle invisible. C'est une croix de bois disloquée, tombée parmi les cistes, sur laquelle il s'étale. Quel paysan mort depuis longtemps, oublié, tente de le retenir ? S'agit-il d'un ancêtre, quelqu'un à qui il doit d'être là, créature vivante ? Il se relève, ébouriffé. Un frisson parcourt tout son être, est-ce la peur ? Face à lui, des genêts fleurissent une croix en fer forgé. Sur cette véritable œuvre d'art rouillée, un cœur découpé dans une tôle, porte l'épitaphe inscrite par de petites perforations : « Ci-gît JP Le Peu 1897 Priez pour lui ». Artilius se sent obligé de répondre à cette supplique : –"Je ne peux pas, je n'en ai pas le temps, je suis poursuivi !"  Esquissant un  rapide signe de croix, il réalise que la tombe est sous ses pieds. Sacrilège ! Les pires calamités peuvent s'abattre sur lui ! Son brusque mouvement de recul sur le lit de feuilles sèches attire l'attention d'un "gendarme" qui s'élance aussitôt.
    Dans le maquis, le succès d'une poursuite dépend de l'adresse à éviter par des moulinets de bras, combinés à  de savants jeux de jambes, les branches qui fouettent et égratignent le visage. Le sarment discret d'une ronce, aussi solide qu'un fil de fer barbelé, retient Artilius, arrachant des lambeaux à son pantalon. Des murets, le font trébucher et s'étaler ; ces vestiges de cultures de lin et de céréales indispensables à la vie autarcique des aïeux, ne sont pour lui que la cause des croûtes aux genoux, une nouvelle fois écorchés. Le triste état de ses habits déchirés et maculés de boue, lui rappelle le reproche de sa sœur : « pari tuttu un Paciaghju ! » Mais, plutôt se rompre le cou que se laisser attraper ! Baptiste, le "gendarme",  vétéran du préparatoire enfin admis au cours élémentaire, est déjà sur ses talons quand, faisant écho au claquement des mains de la maîtresse, retentit dans le lointain l'annonce des filles : « C'est l'heure ! C'est l'heure !»
    Cet appel, dur retour à la réalité, le libérait d'une capture humiliante. Après une longue échappée, le temps nécessaire au retour est  tel qu'ils ne peuvent  rejoindre le rang avec les plus sages, restés à jouer à "saute mouton" ou à "mulina" dans la cour de l'école. Le halètement, l'essoufflement, la rougeur aux joues ne leur permettront pas de dire une fois encore : « nous étions là, tout près, à jouer "aux osselets", nous n'avons rien entendu ! » Artilius, Baptiste et les autres, connaissent le prix à payer : quatre coups de règle sur la main ouverte, hésitante. La retirer prestement, exposerait les doigts à une frappe plus douloureuse. Reste à espérer que c'est le plat et non l'arête de la règle, qui laissera son empreinte rose sur la paume légèrement  enflée.
    Mais quelle gloire ! Baptiste a été pendant quelques instants le "gendarme" justicier. Artilius lui, s'est identifié à Théodore, Marculaciu ou mieux encore, Bellacoscia roi de la montagne.

    Nb: Le livre "L'ùltimu Paciaghju" ou " Le Dernier Diseur de Paix" est paru aux éditions
                    LA MARGE en novembre 2002.
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