Notre récréation
Quel enfant du village n'a entendu cette comparaison
? « Pari tuttu un Paciaghju ! » ( Tu as l'air d'un Diseur
de Paix ! ) Ce personnage mystérieux du passé
devait être à notre image, peu soigneux de ses vêtements.
Dans l'ardeur des jeux qui était la nôtre, comment se soucier
du chandail tricoté par la grand-mère ou du fond de culotte,
trois fois rapiécé par la grande sœur. Désigné
au hasard, "bandit" ou "gendarme, pouvait-on se rappeler les recommandations
de la maman ? « Fais attention à ne pas déchirer une
nouvelle fois tes habits ! Surtout ne t'attarde pas dans le mûrier
de zia Maria, pour entrer en classe tout barbouillé de jus, le tablier
tâché ! »
Pendant la récréation, le maquis du Stibire, fourré
luxuriant de cistes, bruyères, arbousiers, chênes verts...
qui surplombait la cour non clôturée de l'école, devenait
le labyrinthe du mystère, le refuge impénétrable des
bandits.
Les constructions du village, même les plus
importantes comme le groupe scolaire, ne disposaient pas de ce que l'on
a coutume d'appeler, commodités. Pourtant, la maîtresse menaçait
les plus turbulents, de les enfermer dans le cabinet noir ; ce local tant
redouté, était-il un cabinet d'aisance? Un jour, la curiosité
nous y fit découvrir une demi-douzaine de fusils de guerre, rangés
là par de vrais gendarmes après avoir pourchassé de
vrais bandits.
Dès la sortie, le premier souci était
de se scinder en deux groupes, les filles d'un côté, les garçons
de l'autre, afin de s'en aller dans la nature satisfaire à des besoins
strictement personnels et parfois urgents. Il est vrai que certains,
et souvent les mêmes, avaient déjà pris leurs
dispositions pendant le cours : « madame, j'ai besoin de sortir !
» Des envies subites et non discutables, les sauvaient d'une interrogation
possible et d'une sanction certaine.
Un sentier parallèle à la route, furetant
parmi la végétation, dirigeait les filles vers un tombeau
au dôme insolite, surplombant de modestes tombes, disséminées
au hasard du morcellement des propriétés privées.
Jouxtant ce cimetière improvisé et désordonné,
un vaste enclos communal aux grillages rouillés, attendait vainement
une première inhumation. Ainsi ignoré, ce lieu évoquait-il
aux yeux des villageois, l'hospice pour les déshérités
ou bien les fosses communes du passé ?
Les garçons, nous accédions à
une excavation remplie des eaux de la dernière pluie. Cette mare
dérisoire frissonnant sous la moindre brise, pour nous "u mare",
la mer, était aussi le lieu des délibérations conduisant
à l'organisation des jeux. Celui de "bandit-gendarme" débutait
selon un rite invariable. Avec gravité, le meneur de jeux donnait
sur notre bras tendu des coups saccadés, du poignet à l'épaule,
en répétant alternativement, bandit, gendarme. Le dernier
mot prononcé fixait chacun dans son rôle.
Ce jour-là du mois de Mai, le sort avait
jeté Artilius dans le camp des "bandits". Le long du sentier qui
le conduisait au plus profond des fourrés, pendant la minute de
trêve accordée par les "gendarmes", les arbousiers lui tendaient
leurs grappes de campanules blanches, la bruyère frôlée
soufflait vers l'azur de petites bouffées de pollen. Des bourdons,
indifférents à sa présence, s'affairaient au creux
de la fleur mauve des cistes poisseux. Il était sûr du caractère
inoffensif des femelles, "caghjarelle", reconnues à leur liseré
jaune en sautoir ; que de fois Artilius en a-t-il enfermées dans
une boîte d'allumettes, pour les lâcher à l'improviste
sous le nez des filles épouvantées ! Mais que penser des
bourdons mâles, qui heurtaient parfois son visage ?
Déjà la voix de Basile, "gendarme",
annonce la battue aux "bandits" : « à campu ! à campu
! » Artilius doit vite disparaître dans une bonne cache. Ce
bosquet de genêts piquants serait préférable à
cette touffe de bruyères... La légende ne dit-elle pas, que
ces dernières ne savent pas garder de secret ? Comment pourrait-il
éviter de piétiner par mégarde, l'une des nombreuses
tombes envahies par le maquis touffu ? La course du "bandit" est brusquement
interrompue par un obstacle invisible. C'est une croix de bois disloquée,
tombée parmi les cistes, sur laquelle il s'étale. Quel paysan
mort depuis longtemps, oublié, tente de le retenir ? S'agit-il d'un
ancêtre, quelqu'un à qui il doit d'être là, créature
vivante ? Il se relève, ébouriffé. Un frisson parcourt
tout son être, est-ce la peur ? Face à lui, des genêts
fleurissent une croix en fer forgé. Sur cette véritable œuvre
d'art rouillée, un cœur découpé dans une tôle,
porte l'épitaphe inscrite par de petites perforations : «
Ci-gît JP Le Peu 1897 Priez pour lui ». Artilius se sent obligé
de répondre à cette supplique : –"Je ne peux pas, je n'en
ai pas le temps, je suis poursuivi !" Esquissant un rapide
signe de croix, il réalise que la tombe est sous ses pieds. Sacrilège
! Les pires calamités peuvent s'abattre sur lui ! Son brusque mouvement
de recul sur le lit de feuilles sèches attire l'attention d'un "gendarme"
qui s'élance aussitôt.
Dans le maquis, le succès d'une poursuite
dépend de l'adresse à éviter par des moulinets de
bras, combinés à de savants jeux de jambes, les branches
qui fouettent et égratignent le visage. Le sarment discret d'une
ronce, aussi solide qu'un fil de fer barbelé, retient Artilius,
arrachant des lambeaux à son pantalon. Des murets, le font trébucher
et s'étaler ; ces vestiges de cultures de lin et de céréales
indispensables à la vie autarcique des aïeux, ne sont pour
lui que la cause des croûtes aux genoux, une nouvelle fois écorchés.
Le triste état de ses habits déchirés et maculés
de boue, lui rappelle le reproche de sa sœur : « pari tuttu un Paciaghju
! » Mais, plutôt se rompre le cou que se laisser attraper !
Baptiste, le "gendarme", vétéran du préparatoire
enfin admis au cours élémentaire, est déjà
sur ses talons quand, faisant écho au claquement des mains de la
maîtresse, retentit dans le lointain l'annonce des filles : «
C'est l'heure ! C'est l'heure !»
Cet appel, dur retour à la réalité,
le libérait d'une capture humiliante. Après une longue échappée,
le temps nécessaire au retour est tel qu'ils ne peuvent
rejoindre le rang avec les plus sages, restés à jouer à
"saute mouton" ou à "mulina" dans la cour de l'école. Le
halètement, l'essoufflement, la rougeur aux joues ne leur permettront
pas de dire une fois encore : « nous étions là, tout
près, à jouer "aux osselets", nous n'avons rien entendu !
» Artilius, Baptiste et les autres, connaissent le prix à
payer : quatre coups de règle sur la main ouverte, hésitante.
La retirer prestement, exposerait les doigts à une frappe plus douloureuse.
Reste à espérer que c'est le plat et non l'arête de
la règle, qui laissera son empreinte rose sur la paume légèrement
enflée.
Mais quelle gloire ! Baptiste a été
pendant quelques instants le "gendarme" justicier. Artilius lui, s'est
identifié à Théodore, Marculaciu ou mieux encore,
Bellacoscia roi de la montagne.
Nb: Le livre "L'ùltimu
Paciaghju" ou " Le Dernier Diseur de Paix" est paru aux éditions
LA MARGE en novembre 2002.
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