U Salice (Huile sur toile P. Antoni)
                              
     

La vendetta à Téti.

Quant à moi, le souci de vendetta ne me laissait guère de repos. Dans mes rêves, père les bras levés me disait : “Seule la vendetta, me fera baisser les bras !” Les mains toujours en l’air, père a besoin de moi. Un jour de crue, mon attente à Téti ne fut pas vaine. Le fleuve roulait des flots mugissants. L’eau affleurait le tronc “d’arbre-passerelle” qui tremblait sous le choc des débris emportés par le courant. De temps en temps, une lueur fulgurante déchirait le ciel, voûte noire au-dessus la vallée. Tapi derrière un rocher, le fusil prêt, je me disais : « Quand il sera au milieu de la passerelle, je veux qu’il me voie, je veux qu’il m’entende : “C’est moi ! Bastianu ! Vendetta ou honte à moi ! Cicchìchju assassin !” Aussitôt après, juste avant de lui laisser le temps de m’ajuster avec son arme, j’appuierai sur la détente. » Sans être légale, notre lutte sera loyale.

Les coups de tonnerre résonnaient à Fonda et s’en  allaient mourir vers Vignamaiò. Le fleuve rugissait comme cent mille lions affamés. Dans un si grand tumulte, le meurtrier de père ne pourra entendre mon ressentiment mortel, le voltigeur le connaît déjà ; il suffira alors de me montrer debout, avant d’épauler mon fusil.

Soudain, de l’autre côté du fleuve, le voici ! Cicchìchju, se dirige d’un pas tranquille vers le passage. Mon fusil fermement appuyé à la roche tient la passerelle en ligne de mire. Pour mieux ajuster le tir, il serait préférable que je sois allongé.

Contrairement à celui de la chasse qui envoie neuf ou douze chevrotines, le fusil de guerre ne projette qu’une seule balle à chaque coup. Il faut que le tir soit précis. Cicchìchju fin tireur, ne me laisserait pas le temps d’épauler une seconde fois. Je le viserai, dès qu’il sera au-dessus du courant.

Avant de grimper sur la passerelle, le voltigeur allume une cigarette. Serait-ce la dernière, celle du condamné ? La traversée à califourchon sur le tronc de pin couché entre les rochers, commence par glissades. Mère me rappelait toujours le commandement du Seigneur : “tu ne tueras point.” En pensant au père, ce père adoptif qui m’a redonné la vie en la sauvant, mort innocent, en peine dans l’autre monde avec ses bras toujours en l’air, je ne puis obéir à la règle de la religion. Nos usages nous ordonnaient : “vendetta !”

Maintenant, un œil fermé, je vois arriver le voltigeur dans la mire. Avec ces fusils de guerre, l’index doit presser la détente en deux phases. La première, met la languette en  appui, la seconde, libère le percuteur qui fera partir le coup de feu. Le point de mire bien aligné sur la poitrine de Cicchìchju, la respiration coupée afin de maintenir la ligne, sans trembler, mon index appuyait la détente pour la première phase, lorsque un violent remous fit basculer le voltigeur dans l’eau.

Miracle ! Enlacé au fût de la passerelle, Cicchìchju secoué par le courant criait :

– A l’aide ! A l’aide !

Déçu, je relâchai la détente. Le fleuve ferait-il justice à ma place ? Voyant la vie du voltigeur, suspendue entre le bois glissant de la passerelle et l’eau tumultueuse, mon cœur fut rempli d’allégresse.

Sa voix n’était plus qu’un gargouillis :

– A gllaidle !! A gllaidl... !

Dans cet endroit déserté, nulle âme qui puisse apporter secours. L’année passée, ici même, la crue emporta Marie de Salice, une femme d’une cinquantaine d’années. Son cadavre mutilé fut retrouvé plusieurs jours après, dans le lac de la Punticella. Ce jour-là, moi l’ennemi de Cicchìchju, j’étais le seul à entendre cet appel désespéré :

 Maglllheuleux ! Gllaide ! Gglaide !

Est-ce la joie de la vendetta ou un sentiment chrétien de pardon ? Lâchant le fusil, en quelques sauts, au péril de ma propre vie, je me retrouvai sur la passerelle mouillée, glissante et déjà immergée. A travers les remous, je pus voir le regard épouvanté de l’homme, sous la menace de deux ennemis mortels. Sans pouvoir crier, Cicchìchju pensait sans doute : “Bastianu ici ? Va-t-il laisser la fatigue m’épuiser, pour avoir la joie de me voir souffrir avant que la crue ne m’emporte vers la mort ? Va-t-il donner un coup de talon sur mes doigts ?”

Comment aurais-je pu tuer un homme, alors qu’il luttait contre la mort ? Chez nous, la tradition commande de porter secours et de donner l’hébergement à un homme en danger, fut-il ennemi. 

J’attrapai le voltigeur par le collet de sa vareuse. A-t-il cru, que je voulais lui faire lâcher prise ? Peut-être pour m’entraîner avec lui, Cicchìchju se saisit de mon pied et me fit tomber à califourchon, une jambe entre deux fûts. La violence déchaînée des eaux sur mon genou piégé, le triturait à le briser. La douleur ne saurait me faire lâcher un homme en danger de mort. Mais, mon bras tremblait déjà de fatigue. Epuisé par les multiples tentatives de retour sur la passerelle, désespéré, Cicchìchju paraissait à bout de forces. Le courant arrivait de plus en plus puissant. Un énorme billot se ruait vers nous menaçant, secoué par des remous violents. Malheur ! Va-t-il nous heurter ? Voici qu’il se met en  travers ; un rocher le fait dévier et passer par-dessus la passerelle immergée, à deux empans de mon dos.

– Courage Cicchìchju !

A-t-il compris que ce n’était pas la haine, qui me donnait cette force ?

Cet appel le rassura. Il me tendit la main qui  s’agrippait au tronc, puis me donna l’autre, accrochée à mon pied. Il était temps ! Ma chaussure arrachée, disparut dans un tourbillon d’écume.

Nos mains entrelacées, par glissades sur le tronc lisse vers la rive, j’ai lutté contre le fleuve en furie pour sauver une vie, seulement une vie.

Je laissai le voltigeur tremblant, accroupi sous un chêne, la figure cachée dans ses mains. Je crois qu’il pleurait. 

La vendetta peut encore espérer son heure. Justement, en retournant vers Carba, pieds nus, je me suis rappelé l’affaire de Calbiani. A cause de l’utilisation d’une citerne en dehors de son tour d’arrosage, Laurenzu avait été tué par Filicacciu. L’épouse du mort, enceinte au moment du drame, donna le jour à un garçon, qu’elle prénomma Laurenzinu. La jeunesse de cet orphelin s’écoulait, pendant que l’assassin de son père purgeait vingt ans de bagne.

Sa peine accomplie, cet homme s’en revint vivre dans son village, l’esprit tranquille. Il ne savait pas que Laurenzinu, fils de sa victime, depuis l’âge de raison, l’attendait. En assistant à l’arrivée, en bonne santé, de l’assassin d’un père parti sans retour, le jeune homme se rappela le proverbe corse : “mieux vaut voir les gendarmes à sa porte, que le curé ”.

Avant même que Filicacciu ne pût passer une première nuit dans sa maison, Laurenzinu l’étendit d’un coup de fusil devant sa porte. Ce fils avait vengé un père qu’il n’avait pas connu, mais dont l’amour paternel lui avait été ravi. Laurenzinu subit la peine de prison comme une libération ; sa vie fut lavée de toute humiliation.


 

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 A vindetta in Teti.

A mè, u pinseru di a vindetta ùn mi lasciava riposu. Ind’i me sònnii, babbu e bracce pisate mi dicìa : « Sola a vindetta mi farà calà e me bracce ! ». Sempre à mani alzate, Babbu hà bisognu di mè. Un ghjornu di fiumara, i me guaìti in Teti ebbenu un risultatu. U fiume falava pienu mughjendu. U sbòllaru tòrbidu affiurava a verga chì trimulava sottu à i colpi di legni, trascinati pà u currente. Ogni tantu, a fiarata fughjente d’una saetta stracciava u celu, vultone neru sopra à la valle. Piattu daretu à una tozza, à fucile prontu, mi dicìu : « Quand’ellu ghjunghjarà à meza verga, vogliu ch’ellu mi veghi, vogliu ch’ellu mi senti dì : “socu eiu ! Bastianu ! Vindetta o vargogna ! Cicchìchju assassinu !” Eppoi, subitu nanzu di lascialli u tempu d’aghjustammi cù u so scoppiu, stringhjaraghju a chjappa. » Senza esse legale, a nostra lotta sarà leale.

U colpu di e sònite ribumbava in Fonda, eppoi si ne andava à more da sopra à Vignamaiò. U fiume rughjava cum’è centumila lioni arrabbiati da a fame. Cù tamantu trostu, u micidiale di babbu ùn mi pudarà sente, u me rimbeccu u cunnosce dighjà ; bastarìa tandu ch’e’ mi fessi ricunnosce, arritu, nanzu di sparà u fucile.

Ecculu da fiume indà ! Cicchìchju si ne vene scughjuratu versi u barcatoghju. U me fucile fermu, appughjatu annantu à a roccia tene a verga ind’a mira. Per aghjustà u tiru, sarìa megliu ch’e’ stessi chjinatu.

A l’oppostu di u fucile di caccia chì pò lampà nove o dodici tartane, quellu di guerra ùn lente cà una palla à ogni colpu. Ci vole chì a me fucilata sìa pricisa. Cicchìchju, finu tiradore, ùn mi lasciarìa u tempu di sparà una siconda volta. L’agghjustaraghju, quand’ellu sarà sopra à u sbollaru.

Nanzu di cogliesi a verga, u vultighjatore accende una sigaretta. Sarà l’ùltima, quella di u cundannatu ? A travirsata à canvancione annantu à i fusti di pinu chjinati trà i monti sopra à l’acqua, cumence à e branculere. Mamma mi ramintava sempre u cumandamentu di u Signore, « ùn tumbarai micca. » Pinsendu à babbu, issu babbu addutivu chì m’hà datu dinò a vita, salvèndula, mortu ’nocente, dannatu in l’altru mondu cù e so bracce alzate, ùn possu suità a règula di a rilighjone. U cumandu di l’usu mi dicìa : vindetta !

Avà, un ochju strintu, vegu ghjunghje u vultighjatore in lìnea di mira. Cù issi fucili di guerra, l’indice fermu deve traie a linguetta in duie fase. A prima, mette a chjappa in appoghju, a siconda, lente u chjodu chì farà sgranà u colpu. U puntu di mira allineatu in pettu di Cicchìchju, a me respirazione tagliata per tene bè a linea, u me ditu appughjava senza trimà a prima fasa, quand’ì un sborru furiosu fece vultulià u vultighjatore ind’ì l’acqua.

Miràculu ! Imbracciacatu à un fustu di a verga, Cicchìchju scuzzulatu da u currente, gridava :

– Aiutu ! Aiutu !

Scuntente, lintoiu a linguetta. U fiume avarìa da fà ghjustizia per mè ? Di vede a vita di u vultighjatore suspesa trà u fustu sguillente è l’acqua scatinata, u me core fù pienu d’alligria.

A so voce ùn era più cà un sguargagliulime :

– Aiiiuuuglu o grristiani ! Aiuuugl... !

Par isse loche disertate, ùn ci hè un’ànima chì pudessi dà aiutu. Annu scorsu, quì stessu, a fiumara si trascinò à Maria di u Salge, una donna d’una cinquantena d’anni. A so spoglia murtuale mutilata, fù scuparta parechji ghjorni dopu, ind’u lavu di a Punticella. Issu ghjornu, eiu numicu di Cicchìchju, eru u solu, à sente issa chjama addisperata :

– Ohimè ! Aiiuutu ! Aiuuuutu !

Sarà stata a gioia di a vindetta, o un sintimentu cristianu di perdunanza ? Dopu d’avè lintatu u fucile, in trè o quatru salti, mi ne socu trovu annantu à a verga croscia è liscia, à u piriculu di a me spùtica vita. Frà i rimusci, pudiu vede l’ochji spavintati di l’omu, sottu a minaccia di dui numici murtali. Senza pudè gridà, Cicchìchju devìa pinsà : “Bastianu quì ? Avarà da lasciammi stancà pè avè a gioia di vèdemi strazià, nanzu chì a fiumara mi trascinga versi una morte sicura ? Avarà da dammi un colpu di talorcu, annantu à e me dite ?”

 Cumu pudariu tumbà, un omu in lotta cù a morte ? A tradizione nostra ci cumande di dà succorsu, o alloghju, à l’omu in periculu, ancu numicu.

Intuppoiu u vultighjatore, pà u cullettu di a so tùnica. Avarà cridutu ch’e’ vulessi fallu lintà ? Forse per traiemi cun ellu, Cicchìchju mi pigliò par un pede, è mi fece cascà à cavancione, un’ anca trà dui fusti. A furia scatinata di l’acqua, mi turcìa u ghjinochju intrappulatu, à truncallu. A frizzura ùn mi pudìa fà lintà l’omu in pirìculu di morte. Mà, u me bracciu trimulava aghjà di stanchezza. Dopu d’avè circatu parechje volte, di rivultà annantu à la verga, addisperatu, Cicchìchju parìa prontu à lintassi. U currente ghjunghjìa più putente. Un ceppu smisuratu si fraiava minacciosu versi noi, bultiliatu frà i sbòllari. Ohimè ! Avarà da minacci ? Eccu ch’ellu si mette di traversu ; un còtalu u fece virsià è saltà a verga annigata, à dui palmi di u me spinu.

 Curaghju o Cicchì’ !

Avarà capitu ch’ùn era l’odiu, chì mi dava forza ?

Ista chjama l’assicurò. Ellu mi tendì a manu chì s’appiticava a u fustu, è mi dede l’altra, arripiccata à u me pede. Ghjera ghjustu tempu ! Cacciatu, u me scarpu sparì ind’a sciuma tòrbida. E nostre mani ben agguantate trà elle, à sculisciole versi a ripa annantu à u fustu lisciu, mi sò inzuffatu cù u fiume in fùria, per salvà una vita, sulamente una vita. Lascioiu u vultighjatore trimulente annantu à a riva, in cacarone sottu à una leccia, a faccia ind’e so mani. Credu ch’ellu piinghjìa.

A vindetta pò aspittà a so ora. Ghjustamente, mentre ch’e’ mi ne vultava scalzu in Carba, mi socu ramintatu u fattu di Calbiani. Per causa d’una ciutarra sbuttata for’ di tacca d’innaquera, Laurenzu era statu tombu pà Filicacciu. A moglia di u mortu disgraziatu, firmata incinta, ebbe un masciu ch’ella chjamò Laurenzinu. A ghjuventu d’issu figliolu senza babbu, si ne scorse mentre chì Filicacciu purgava vint’anni di galera.

A so pena fatta, iss’omu si ne ghjunse scughjuratu, per vive ind’e so loche. Ellu ùn  sapìa micca chì, dipoi a so zitellina, Laurenzinu, figliolu di a so vittima, l’aspittava. Videndu ghjunghje, in saluta, l’assassinu di u so babbu andatu per sempre, u ghjuvanottu si ramintò u pruverbiu corsu : “à u so usciu, piuttostu cà u prete, hè ancu megliu di vedecci i giandarmi.”

Nanzu chì Filicacciu pudessi dorme una prima notte in casa soia, Laurenzinu u lampò davanti à u so usciu, d’una fucilata. Issu figliolu hà vindicatu un babbu ch’ellu ùn avìa cunnisciutu mà, chì fù cacciatu da a so esistenza. Laurenzinu hà patutu a prighjò, cum’è una liberazione ; a so vita fù lavata di tutta inghjùlia.