« […] Dans l’église, Marcu Aureliu souleva
Lucrezia tout doucement, l’étendit sur un banc. Livide, très faible,
Lucrezia lui dit péniblement :
─ Un stylet brûlant transperce ma poitrine… mon
Dieu… le bras me fait souffrir… je… partir…
notre amour… prix de notre… amour
impossible… toujours, à jamais… dans mon cœur… meurtri… toi mon … amour… toujours… à jam…
Ces paroles sortirent de sa poitrine entrecoupées
de silences de plus en plus longs, faibles comme une brise marine qui
s’essouffle, comme un couvercle d’écrin qui se ferme lentement sur un trésor.
─ Lucrezia ! Lucrezia ! Mon amour !
Je suis là ! Là pour toi ! Ne me laisse pas ! Ne me laisse pas,
sans toi, avec un si grand poids ! Lucrezia ! Lucrezia ! […] »
« […] Le soir du 7 mai 1769 la guerre semblait terminée. L’on
n’entendait que le silence. Seul un petit vent tiède venu du couchant tentait
de réchauffer la fraîcheur crépusculaire, laissant entendre le bruissement d’un
souffle dans les branchages déjà touffus mais tendres du printemps. L’eau du
Golo, grossie par les neiges fondues des montagnes du Niolo, glacée, claire,
légèrement bleutée, faisait entendre le clapotis léger de ses glissades sur les
cailloux lissés depuis toujours ; comme pour montrer sa force, elle
lançait quelque vague écumante contre les pilastres du Ponte Novu avec des
claquements de mer fortement agitée. L’on aurait même oublié le bruit infernal
de la mitraille ponctué par le tonnerre des canons, entendu à longueur de
journée. Ici et là, par ces coteaux, il y avait les morts ; comme toujours
ils se taisaient pour laisser entendre les plaintes des blessés qui, rompant
sans gêne ce silence, souffraient sans vouloir mourir.
─ Ô Dumè ! L’as-tu entendu le silence des
morts ? « …La vie… le savez-vous… la vie ! Lorsqu’elle s’en va,
la vie ne revient plus ! La nôtre, notre
seule richesse perdue à jamais, ils nous l’ont volée les brigands… ! Vous,
les grands de ce monde, pouvez-vous nous dire pourquoi tant de deuils, tant de
souffrances, tant de misères ? En vous attendant ici en pays de Charon,
nous n’y voyons qu’orgueil et suffisance… ! Mais vous, dites-nous
pourquoi ? Pourquoi vous nous avez envoyés ici avant l’heure ?
Pour…quoi… ?... quoi… ?... oi… ? »
« […] Sur le pont mouroir, les survivants pris
entre deux feux ne savaient plus où était l’ennemi ni contre qui se défendre.
Plusieurs dizaines d’entre eux se jetèrent dans le Golo où d’autres déjà
tentaient de rejoindre la rive amie. Dans le fleuve, la pluie de balles
mortelles, venant des deux côtés, se joignait à l’autre ennemie,
l’eau : elle déferlait furieuse, meuglante, glacée, claire,
légèrement bleutée et de la même allure, s’enfuyait indifférente, rougie, trouble
entraînant morts et mourants.
À la tombée de la nuit, le silence n’était rompu que
par les gémissements des blessés qui appelaient en vain, dernier sursaut
d’espoir de vie, ou qui enduraient l’ultime souffrance en attendant la barque
de Charon. Le 9 mai, au lever du jour,
chargé de six ou sept centaines de morts, le Ponte Novu émergeait de la nuit,
civière étrange, silencieuse, dégoulinante de sang. De l’autre côté du fleuve,
sur la rive gauche, les morts des peuples corses et français se mêlaient,
apaisés, sereins, fraternels, endormis dans ce sommeil sans fin .
─ Les peuples ne veulent pas la guerre, pourtant
ce sont eux les guerriers ! Vaincre ou mourir ! Comme ils ne
pouvaient vaincre, fallait-il qu’ils meurent ? Dis-le-moi, toi mon cher
frère Dumenicu, Ponte Novu, bataille héroïque de foi et de courage, fut-elle un
massacre[1] ou
une défaite ? […] »
[1] ─ L’estimation de P. de C. donnée par : Storia Populare di Corsica. Stamparia di a Muvra 1930, est la suivante : « 600 nationaux trouvèrent la mort sur le pont même, plus de 200 furent tués en passant à la nage ; 300 autres étaient tombés à l’attaque des positions ennemies. » (Trad.)